Le batteur d‘or
Dieter Drotleff adore utiliser son marteau. Il bat le métal précieux pour créer de fines feuilles d‘or, et ce depuis 50 ans.
Lorsque Dieter Drotleff pose «Hans-Georg», son front est trempé de sueur. Il a frappé 80 fois son marteau de 12 kg au surnom étrange sur le petit paquet de fines feuilles d'or. Il a besoin d'une petite pause. «Ouf», dit-il, «j'ai déjà connu plus facile.» Dieter prend l'«Austreiber», le modèle de marteau suivant, et martèle les feuilles pour que les dernières petites veinures qui perdurent après des heures de travail disparaissent. Un coup de marteau au milieu du paquet, puis trois sur la partie inférieure, trois au milieu, et trois sur la partie supérieure. Le tout environ 20 fois. Il tourne ensuite le paquet de 90 degrés et répète l'opération. Au milieu, en bas, au milieu, en haut, au milieu, en bas, au milieu, en haut. «Quand j'ai fini de marteler, j'ai sans doute donné 3500 à 5000 coups.» Il sourit: «Et je suis épuisé.»
Dieter est batteur d'or depuis 50 ans. Il est le dernier batteur d'or d'Allemagne, et le plus âgé encore actif. Il ne peut plus se défaire du précieux métal, toute sa vie tourne autour de lui. Il aide toujours son ancien employeur, Noris Blattgold à Schwabach près de Nuremberg, lorsque celui-ci a besoin de ses conseils et de son expertise. En tant que retraité, il bat aussi le mystérieux métal aussi souvent qu'il le peut au musée historique de la petite ville franconienne. Il continue jusqu'à obtenir des feuilles extrêmement fines: «L'or peut être battu jusqu'à ce qu'il ne mesure plus que 0,014 mm», m'explique-t-il. Sa voix témoigne de sa passion inébranlable. «Aucun métal ne peut être affiné à ce point.»
Schwabach au lieu de Sacramento
Dieter est fasciné par l'or depuis sa tendre enfance. Il a lu «L'Île au trésor» de Robert Louis Stevenson, les histoires de Jack London, les récits de la ruée vers l'or à Sacramento, en Californie, ou au Yukon. «J'étais passionné, je voulais absolument devenir chercheur d'or, déménager en Alaska ou en Australie, ou plonger à la recherche de galions espagnols remplis d'or», se souvient-il. Il rêvait du légendaire Eldorado. A 15 ans, il obtient une place d'apprentissage chez un batteur d'or. «Mon rêve s'était réalisé. J'étais entouré d'or, même s'il ne m'appartenait pas.»
Aujourd'hui, Dieter se trouve dans la chambre de fusion de Noris Blattgold, un atelier lumineux qui contient des lingots et des nuggets à la place des trésors anciens, des fours de métaux et des laminoirs. Il verse des granulés d'or dans un creuset, les fait fondre au four à 1250 degrés et les coule dans des moules à lingots. Une fois les lingots refroidis, il les place dans les laminoirs et les roule comme de la pâte de nouilles pour en faire des bandes d'un mètre et demi de long. Il chauffe régulièrement l'or à 600 degrés pour qu'il reste mou jusqu'à ce qu'il soit à nouveau laminé.
Une fois laminé en une fine bande d'or, le matériau est découpé en feuillets. Chacune d'entre elles est déjà si fine que même une plume de duvet est plus lourde. Commence alors le temps du batteur d'or et de sa collection de marteaux. Dieter et ses collègues commencent par battre les paquets avec la «plus petite» pierre de frappe. Chacun d'entre eux contient environ 1500 feuilles. Chacune d'entre elles est séparée de la suivante par une couche de papier de soie. Le «plus petit» marteau pèse à peine une livre. Viennent ensuite le «marteau de pose» (trois livres), le «marteau de butée» (six livres), le «marteau d'abattage» (sept livres), le «marteau moyen» (douze livres) et, pour finir, le monstre parmi les marteaux, le «Hans-Georg», qui pèse 24 livres.
Pour chaque marteau, il existe des modèles de frappe spécifiques, optimisés au fil des décennies et des millions de coups individuels, parfois même des modèles que chaque batteur d'or frappe pour lui-même, une touche personnelle en quelque sorte. «Entre chaque frappe, il faut toujours faire une petite pause et refroidir les formes de frappe dans lesquelles sont enchâssés les paquets», explique Dieter «sinon elles deviennent trop chaudes à cause des frappes». Plus l'or est travaillé, plus il devient fin, jusqu'à ce que l'on puisse même voir à travers, si l'on tient les carrés de 80 millimètres sur 80 à peine contre la lumière.
Deux voitures de milieu de gamme dans un contenant en plastique
Pendant une courte pause, Dieter prend un contenant en plastique à moitié rempli de granulés d'or et le pose sur une balance: «Voici 1390 g d'or. Ils coûtent aujourd'hui environ 65 000 euros. C'est le prix de deux bonnes voitures de milieu de gamme.» Il me montre un aspirateur à main qui pend au mur. Il lui sert à aspirer les paillettes d'or et les minuscules particules au sol: «La poussière d'or qui se trouve dans l'aspirateur vaut à elle seule quelques centaines d'euros.» Pas étonnant alors que les collaborateurs de l'entreprise ne soient pas autorisés à pénétrer dans l'espace avec des chaussures à profil marqué. Au fil des années, ils pourraient emporter avec eux de la poussière d'or d'une valeur considérable.
Un kilo d'or donne jusqu'à 100 000 feuilles ultrafines. Elles sont vendues en livrets de 25 pièces. Avec un gramme, les doreurs couvrent jusqu'à 1,7 mètre carré de surface. Un tel scellement dure par exemple environ 30 ans pour les statues exposées en plein air comme le Cavalier d'or à Dresde. Ensuite, le froid, le vent, le soleil, la pluie et les fientes d'oiseaux ont tellement endommagé le revêtement qu'il faut appliquer une nouvelle couche. «Certains clients veulent une couche plus épaisse», explique Dieter «en Russie, dans les pays arabes et en Extrême-Orient, la dorure est parfois trois à quatre fois plus épaisse qu'ici en Allemagne. Cela coûte bien sûr plus cher, mais cela dure aussi plus longtemps».
A Schwabach, l'or est partout
Depuis 500 ans, Schwabach, près de Nuremberg, est un haut lieu de la production de feuilles d‘or en Europe. En 1926, elle comptait plus de 120 ateliers de battage d‘or qui employaient 1200 artisans. Aujourd‘hui, il n‘en reste que deux. Noris Blattgold et ses 80 employés est le plus grand producteur de feuilles d‘or en Europe. Dans la petite ville, le métal précieux est omniprésent. Les auberges portent des noms comme «l‘étoile dorée» ou «l‘aigle doré», la mairie possède une salle dorée, la mosquée se nomme la «mosquée d‘or», et même le livreur de pizza livre des «pizzas dorées».
«Le battage de l'or est aussi un art, et une passion.»
Dieter Drotleff
Dieter montre ses mains puissantes: «Ces doigts ont touché une quantité astronomique d'or.» Les muscles de ses deux bras sont encore bien saillants. «Durant l'apprentissage, on nous a appris à alterner entre le bras droit et le bras gauche. Sinon le corps ne se renforce que d'un seul côté.» Son regard se porte sur l'index et le majeur de sa main droite. Des cicatrices y sont encore visibles, 38 ans après des coups de marteau meurtriers. «Je n'ai pas pu travailler pendant trois mois. Mais je voulais à tout prix recommencer à battre l'or dès que possible. L'or est ma grande passion.»
A présent, le sous-sol de l'atelier est peuplé de puissantes machines de battage. Elles frappent les petits paquets de feuilles d'or avec un bruit assourdissant. Elles donnent le rythme à l'atelier, un peu comme un beat d'or. «A l'époque, je faisais ça à la main. Ces machines le font en beaucoup moins de temps.» Les batteurs d'or aguerris prennent environ quatre heures à battre un paquet de feuilles d'or. «On ne peut pas aller plus vite, sinon le corps n'arrive pas à suivre.» Deux paquets par jour, chacun se sent un peu différent lorsqu'il martèle pendant des heures. «Le battage de l'or est un artisanat, mais aussi un art, et surtout une passion.»
Les feuilles d'or produites à Schwabach recouvrent Victoria, la statue de la colonne de la Victoire à Berlin, le dôme des Invalides à Paris, et la flamme de la statue de la Liberté, à New York. On en retrouve au château de Versailles, sur les yachts de riches oligarques russes, sur les sculptures du palais Peterhof de Saint-Pétersbourg, ou sur les bateaux de croisière Aida. Elles subliment la croix de la Zugspitze, la calèche de la reine Elisabeth II, et chaque loge du théâtre Bolchoï, à Moscou. «Il est fort probable que l'or que j'ai battu se trouve sur des sculptures de Moscou, New York, Berlin ou Dubaï, ou qu'il sillonne les océans», me dit Dieter, avec fierté.
Goldfinger
Dieter Drotleff n'est pas obsédé par l'or comme l'Oncle Picsou. En revanche, il lui voue une vive admiration, un grand respect et, on ne peut pas le décrire autrement, un amour inconditionnel. Il a un don. Les feuilles d'or ne s'effritent pas entre ses mains. «Je suis Goldfinger», rit-il.
Dieter a pris sa retraite il y a trois ans. Mais aller se balader ou observer les poissons de son aquarium de 240 litres ne lui suffirait jamais. «L'or... personne n'en a besoin, mais tout le monde en veut. Il fascine l'homme depuis des millénaires. Je ne m'en lasse pas non plus.» Peut-être que Dieter fonctionne à l'inverse: il ne le convoite pas, mais il en a besoin. Démonstrations au musée historique de la ville, coups de main à son ancien employeur... Lorsqu'il sort les bandes d'or encore chaudes du laminoir, les frappe avec un marteau, fait fondre une feuille extrêmement fine sur sa langue, on sent sa passion. «Batteur d'or a une consonance violente, mais sans un certain doigté, je n'aurais jamais terminé mon apprentissage. J'ai toujours eu un don, et c'est ce don qui me lie à l'or.»
Texte: Stefan Wagner I Images: Frank Bauer